Elle soulignait dans les livres

C’est elle qui m’a appris à aimer les livres. Parce que ça s’apprend, je crois. Le plaisir de laisser son imaginaire compléter le travail entamé par les mots. Tellement plus beau, tellement plus complet que ce que l’on peut voir à l’écran. Sans doute pour ça que l’on ne peut que rarement s’empêcher d’être déçu devant une adaptation, aussi juste soit-elle, d’un roman que l’on a aimé. Car aussi précise que la description puisse être, elle laisse toujours une place à l’imaginaire. Un livre, c’est quelque chose d’intime. Un livre, même quand on en parle, même quand on le partage, c’est quelque chose qu’on ne vivra pas comme les autres.

Elle me lisait des histoires. Avec des images, d’abord. Puis sans. Des histoires pour le soir, puis des romans qui duraient des jours. Aussi longtemps que je me souvienne, j’ai lu avec elle. Même après avoir appris à lire seule. C’était le plaisir de me laisser bercer par sa voix, le ton qu’elle y mettait, qui me laissait rentrer, même si je n’en avais pas encore conscience, dans son univers à elle. Par le choix des bouquins, par la façon qu’elle avait de prononcer les phrases, de les mettre en avant ou pas. Puis c’est moi qui lui ai lu des livres. Un chapitre chacune, pour ne pas se fatiguer. Parce que c’est fatigant, de lire un livre pour l’autre. J’ai des souvenirs de vacances sur la plage où nous nous lisions les aventures d’ados dans une ville un peu étrange. Ces romans qui ne restent bons dans mes souvenirs que parce que je les lisais avec elle.

Puis j’ai grandi. J’ai atteint l’âge de lire ce qu’elle lisait. Ces thrillers qu’elle dévorait et dont je me suis lassée au sortir de l’adolescence. D’autres livres aussi. Ces romans durs qui, je ne sais pourquoi, m’intéressaient. Comment en arrivions-nous à parler de ça ? Après un film, peut-être, ou un débat à la télé. Dans la salle de bains. Ces heures dans la salle de bains à parler de tout, jamais de rien. Alors que nous n’avions rien à y faire. C’était là que je passais des heures à lire, assise par terre dans un coin. Pas dans le fauteuil ou dans ma chambre. Dans ce coin, entre la porte et le meuble construit par Papa, à côté du radiateur d’appoint, juste sous les serviettes de toilette. Peut-être parce que cela me rapprochait d’elle, de lire dans ce lieu où nous partagions tout.

Ces romans un peu durs, bruts. Ces romans dans lesquels elle soulignait les phrases qu’elle trouvait belles ou justes. Les phrases bien écrites ou les phrases qui exprimaient avec une justesse inouïe la complexité d’un sentiment. Car c’est ça aussi, lire un livre. Découvrir que quelqu’un avant nous a su saisir avec justesse quelque chose que l’on n’a fait qu’effleurer. Elle soulignait. J’ai lu des livres noircis de coups de stylo bleu ou rouge, sans doute à la règle tant les traits étaient droits. Je n’aimais pas ça. Je lui ai demandé pourquoi elle soulignait. Je crois qu’elle n’a pas su m’expliquer. Ou plutôt, sans doute, n’ai-je pas su comprendre la réponse. Lire après elle ses livres soulignés, c’est rentrer dans son intimité, dans le cheminement de sa pensée encore plus qu’en parlant avec elle. Pour moi, ado, c’était m’empêcher de ressentir à ma façon, d’aimer mes passages. C’était lire un livre « pré-digéré ». Exactement comme lorsqu’elle me les lisait, en fait. Il y a des livres que j’ai lus seule mais que, quelque part, elle avait déjà lus pour moi. Maintenant j’apprécie ce souvenir d’elle, comme ce besoin irrépressible qu’elle avait de marquer son nom et la date dans tous les bouquins qu’elle commençait. Maintenant je comprends ce besoin de retrouver très vite des phrases que l’on a aimées. La justesse de certains mots.

Elle soulignait dans les livres. Elle me les a tant fait aimer, en tant qu’objet autant que pour leur contenu, que je suis incapable de m’y résoudre. Même écrire mon nom dans un livre est quelque chose que je déteste. Le livre est à moi, je sais qu’il est à moi. Et même si je ne sais pas la date exacte, je me souviens des lectures. Des endroits, du contexte. Et peut-être qu’un jour je ne me souviendrai plus et qu’il ne restera que l’essentiel. Le sentiment que ce livre-là m’aura laissé. Elle soulignait dans les livres et comme je suis incapable de m’y résoudre je note maladroitement des passages sur des bouts de feuilles. Gribouille mon marque-page de numéros de page et de paragraphes. Elle soulignait dans les livres et maintenant je comprends pourquoi. Même si je ne le fais pas.Elle soulignait dans les livre et je m’aperçois, alors que je note fiévreusement mes références sur l’étiquette de tee-shirt qui me sert à garder ma page, que ça aussi, l’amour des belles phrases, elle me l’a transmis. A ma manière, je fais comme elle. J’ai ça d’elle. Sans doute une des plus belles parts de mon héritage.

mars 2013